Je ressens la colère que j'émane et arrête le processus.
Mes yeux ne croisent toujours pas les siens.

"Je ne comprend pas pourquoi tu voulais me revoir. Il n'y a rien, après toutes ses années, qui soit resté comme celle que tu avais dit aimer.

Kyan, et Sheitan, dans la même phrase? Je suis perplexe.

"Tu parles de toi à la troisième personne du singulier, ou vous êtes deux à parler?"

L'idée est peut être ridicule mais bon.

Distraitement, je me sert du thé, et son goût me met les larmes aux yeux: un goût de souvenirs...

Preeti fait totalement fi de mes excuses et de mon ressenti. Néanmoins, l'ambiance se calme étrangement.

"J'ai toujours voulu te revoir, Preeti."

Et je doute que devoir être convoquée pour identifier un cadavre soit la meilleure façon. Quoiqu'il aurait peut-être mieux valut.

"Je suis les deux et aucun d'eux. Il ne reste plus grand-chose de mon côté non plus."

Je vois alors ses premières larmes et cela me met une boule dans la gorge. J'ose effleurer sa joue pour en effacer une du pouce.

Ce simple geste me boulverse...

"Preeti, pardonne moi.

Le geste ranime la colère et la paume claque contre celle de l'autre durement.

"Je ne t'ai pas autorisé à faire ça."

La douceur était comme un énième coup de poignard.

"Si tu m'avais si bien cherché, tu m'aurais trouvé. Regarde: même après tant d'années tu me trouve. Tu n'as pas cherché à me trouver, c'est là la triste vérité entre nous. Je ne sais pas pourquoi je t'ai emmené avec moi..."

Le mal de tête qui vient avec la sobriété est un fléau, et lasse, je ferme les yeux d'épuisement.

Elle ne veut pas de moi...

Je me redresse donc et retourne vers l'entrée de sa maison d'un pas lourd.

Glissant la main dans la poche de ma veste, je tombe dessus : ce vestige de nous que je n'ai jamais eu cœur à rendre.

"Avant notre séparation, j'avais un cadeau pour toi. Il est toujours valable, je m'en suis assuré. Cela s'échange directement à l’aéroport. Utilises le, ou fais toi rembourser si tu as besoin d'argent."

A ce moment, je ne recherche ni la reconnaissance, ni le pardon. Je veux juste qu'elle ait ce qui lui revient de droit.

Ses pas le redirige vers l'entrée, et je l'accompagne jusque dans le couloir.
Soudain, il me tend un papier, et après observation, c'est un billet d'avion.
Pour l'Inde.
Je souffle:

"Si c'est pour payer mon sentiment, je suis désolée. Je t'ai aimé, mais ce n'est pas en me traitant comme une courtisane que tu obtiendras mes faveurs. Utilise-le, c'est un beau pays. Tu te fera oublier là bas. La seule façon pour réparer, c'est du temps partagé."

Je lui lance la bouée contre la noyade qu'il s'inflige.

Devant l'insulte à peine dissimulée, mon cœur balance entre l'indignation et la tristesse.

"Tu penses vraiment que je veux te traiter ainsi ? Comme une pute ? Alors tu m'as oublié aussi visiblement. Je t'assure que je n'essaye pas d'acheter ton affection et si tu as un tout petit peu d'instinct, tu le sais déjà."

Mais le cadeau est refusé en échange de quelque chose de bien plus précieux... Après tout ses messages contradictoires, elle me demande finalement de rester.
Une idée folle vient à mon esprit :

"En réalité, j'aimerai tellement partir avec toi..."

"On ne sais jamais ce que peuvent faire les gens dans le désespoir."

Je reste interdite un instant.

"Partir avec toi?..."

Il ne peut pas être sérieux.

"Des années d'abandons, de silence... Et tu veux qu'on parte en voyage ensemble? On oublie le fossé gigantesque du temps qui nous as séparé pour faire bronzette à Delhi ? Je ne comprend pas ta réflexion, mais il est clair que non, je ne partirais pas avec toi en Inde après les mauvais moments que j'ai passé sans toi et le reste."

Je me pose contre le mur: partira, partira pas?

"Désolé, c'est sorti tout seul... C'était idiot..."

Une pure impulsion du moment. Je remets donc à regret les papiers dans la poche de ma veste comme elle n'en veut pas.

"Tu veux qu'on reparle de ces années de silence, alors ? Soit !"

Je m'en retourne au canapé et me ressert du thé.

"Après la séparation, Sheitan a été voir pas mal de mafias pour des informations sur Nisha et il est allé très loin, de pire en pire. Finalement, ils étaient sur le point de faire le rapprochement avec toi et de te prendre pour cible."

Aussitôt dit, aussitôt les papiers ont disparu, et l'homme est revenu dans le salon. Et dire que je comptais me coucher pour finir ma soirée lamentable!

L'instant après s'être assis, Il commence à débiter des phrases successivement jusqu'à ce que des pas retentissent dans l'escalier.

Et merde. J'avais oublié.

Je laisse un moment Kyan, stress remonté, et retrouve la voisine, lui soufflant mes excuses, et lui donnant un billet de plus.
Tranquille, elle sort rapidement, et je retourne dans e salon, plus tendue.

Le petit "Ama?" hésitant dans l'escalier finit de m'achever.

J'allais en venir au plus important quand je comprend que nous ne sommes pas seuls. Je me raidis, mon instinct méfiant de ces dernières années est si difficile à combattre que j'ai du mal à comprendre.

La femme s'en va en me regardant un peu de travers.
Preeti revient me voir et je m'apprête à continuer quand nous sommes à nouveau interrompus par une petite voix, mon cœur se gonfle d'espoir avant que je ne comprenne que la voix de l'enfant est trop jeune pour appartenir à Nisha.

"Preeti, qui est-ce ?"

Je n'ose comprendre.

ça y est.
Cette fois je suis sobre en une seconde, et angoissée en moins que ça.

Je glisse quelque mots, elle disparait dans les escaliers, puis dit rapidement:

"Tu as disparu. Je t'ai cherché, j'ai fais le tour des églises et paroisses de la ville. Personne ne t'avais vu. Je cherchais dans tout les endroits où nous sommes allés, jusqu'à ce que je ne puisse plus. J'ai beaucoup travaillé, et j'ai perdu mon travail en cassant ma cheville. Mais j'ai gagné plus..."

Les enfants réapparaissent et se collent dans mes bras, curieux.

Les mots sont totalement inutiles... Et j'ai du mal à respirer...

Une jeune fille apparaît suivie rapidement d'un jeune garçon qui viennent directement dans les bras maternels...

A cet instant, je sais que tout ce que je pourrai dire sera totalement idiot, je m'octroie quelques secondes pour me calmer avant de m’apercevoir que déjà mes yeux se sont mis à briller.

"Je ... Si j'avais su ... Jamais je n'aurais ..."

Ouais, totalement idiot !

"Je ferai tout pour me racheter, Preeti."

Maladroitement, je souris aux enfants avant de les saluer de la main.

"Te racheter? Rien ne pourras racheter les premières années de mes enfants. Même en m'ayant retrouvé au fin fond de l'Inde!"

Mon idée me stupéfie, et je me fige avant de planter mes yeux dans ceux de l'homme.

"Tu veux te racheter? Retrouve nous en Inde. Tu as mon numéro. J'attendrais. Ce sera ta seule chance."

Seul un homme rempli d'amour, conscient de ses enfants serait capable d'accepter.

"Nous partons demain. Si tu nous trouve, et que tu m'aimes encore, nous refondrons une famille. Sinon, je continuerais ma vie, mais dans mon pays."

Sa requête me fige, non pas par la folie de la demande mais par l'issue possible que cela m'offre, enfin !
Je regarde Preeti dans les yeux, derrière mes larmes.

"Soit. Je vous retrouverai, et oui, Preeti, je t'aime encore, plus que jamais."

Je prend un instant ma tête dans les mains, tout cela est trop à encaisser d'un coup. Kyan était plus à même de supporter ce genre de choses à l'époque.

"Bon sang, comme tu as du m'en vouloir. Je me déteste plus que jamais à présent..."

Il a accepté.
Ma colère s'est évaporé, et je souris, les yeux interrogateurs des enfants sur moi.

"Alors reste cette nuit. Je vais coucher les enfants, il est tard pour eux. Nous parlerons ensuite."

Je me lève en les portant, et ma petite, se relève: elle ne veut pas être portée sur ma cheville cassée.
Mon fils garde les yeux sur Kyan, interrogateur, mais ne demande rien: c'est la première fois qu'un homme entre à la maison.

Lorsque je redescend, je mets un tas de cartes, de dicos et d'objets sur la table basse pour Kyan.

Combien de temps j'ai retenu ma respiration ? Quand elle m'adresse un sourire, je souffle enfin, j'ai l'impression de reprendre vie. Les quatre yeux curieux se détachent de moi à mon grand regret.

Quand Preeti revient, je ne peux m'empêcher de lui adresser un sourire solaire.

"Preeti, je ... Pardonne-moi, je suis encore sous le coup de l'émotion..."

On se calme !

"Comment ils s'appellent ? Tu es certaines qu'ils sont de moi ?"

J'esquisse un geste pour prendre sa main avant de me raviser au dernier moment.

"Pardon ... Je suis prêt."

La question me pique au vif, et je réagit immédiatement:

"J'ai n'ai jamais eu personne d'autre pendant nos quatre ans de séparation, Kyan. Douterais-tu de moi?"

Je me radoucis, et va farfouiller dans un tiroir avant de rapporter des lettres liées.

"Ton courrier jamais arrivé. Tes anciens collègues les ont gardé un moment, puis réexpédié à moi en s'excusant de ne pouvoir te le faire parvenir. Tu as donc de mes nouvelles, la nouvelle de ma grossesse... Puis la photo de tes enfants arrivés au monde. J'ai arrêté ensuite, n'ayant pas de réponses..."

"Je ne doute pas mais tu ne m'appartient pas, tu aurais pu refaire ta vie."

Je lis les lettres et mon cœur se serre quand je vois ce que j'ai manqué.
À mon tour, je lui raconte ma semaine d'attente, ma tentative de visite infructueuse, la disparition de Kyan, la folie de Sheitan, jusqu'où je suis allé pour Nisha et cette lettre qu'elle n'a jamais reçu et qui nous a tous mis en danger.

"Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour toi, parce que je croyais t'avoir perdue. Je suis devenu alcoolique, violent parfois et surtout stupide."

"Je n'aurais pas pu avoir deux enfants de trois ans qui ne soient pas de toi. D'ailleurs Nevena te ressemble sur beaucoup de choses, aucun doute."

J'écoute sa version de son absence et même si je comprend, je ne pardonne pas tout ce temps d'absence inutile.

"Le passé doit le rester. Tu as une mission, et si tu la réussi, nous pourrons oublier le passé, et repartir sur de bonnes bases. Les enfants ont manqué d'un père. Tu m'as manqué aussi... Alors concentrons nous maintenant sur les aides que je te donne, tu veux?"

"Je sais et je ne mérite absolument pas que tu me pardonne... Je veux juste que tu l'entende..."

Nevena... Ma fille... J'ai un sourire en coin quand j'entends ce nom.

Mais ce n'est rien quand, de sa voix calme, j'entends ces mots que je fantasme d'entendre depuis longtemps "tu m'as manqué". Mais le temps n'est pas aux retrouvailles, je dois mériter à nouveau cette femme et cette vie qu'elle m'offre.

"Bien sur ! Dis moi tout."

J'ai envie que les enfants reviennent, de les voir une dernière fois, de voir le sourire de leur mère.

Je m'empresse donc de lui montrer les cartes, le fonctionnement des bus, des trains, donnant des trics d'indiens pour tout, et lui indique Dehli.

"Tu atterrira surement ici. Si tu te perds, Mon numéro est inscris derrière la carte. Pense à acheter une sim internationale. "

Je ne lui offre pas ma destination précise, mais lui montre ensuite un point dans le Kerala.

"Nous t'attendrons ici."

Le reste, il le saura en temps voulu. Je me penche alors vers l'horloge, et devant l'heure qui avance propose:

"Il est temps, je vais me coucher. Reposes toi bien!"

J'écoute toutes les indications avec attention, notant mentalement le moindre indice. Je me vois proposer un voyage du nord au sud. Quand elle me montre vaguement l'endroit de sa destination, mon cerveau enregistre la globalité des possibilités. Ces dernières années de recherches intensives m'auront au moins rodés à ça.

Bien trop tôt, Preeti souhaite se retirer. Moi ? Dormir ? J'ai perdu le sommeil il y a très longtemps. Une idée me vient et avant même d'en avoir pleinement conscience, je demande :

"Est-ce que tu pourrais faire quelque chose pour moi ?"

Je me redresse.

"Non, laisse, c'est ridicule...""

Je me tourne vers Kyan et sonde ses prunelles.
A-t-il oublié quelque chose pour son voyage? Ou l'excuse est toute autre?

"Si c'est sexuel, c'est non."

Pas question de m'emporter avant de m'assurer qu'il a vraiment la motivation de refonder notre famille, et non pas de simplement redisparaître. Il avait pu changer entre temps... Trois ans de fossé, ça peut tout changer.

"Mais sinon va-y, je t'écoute."

Après tout ce qui s'est passé ce soir, je peux bien en entendre plus une demie-seconde avant de retrouver mes couettes!

J'échappe un petit rire à sa remarque. Preeti me connait beaucoup trop bien et a bien conscience de son pouvoir sur moi.

"Non, ça n'a rien de sexuel à proprement parlé."

Que dire ? Une thérapie pour bien dormir ? Mon regard se fait plus triste et plus sincère quand ses yeux rencontrent les miens.

Finalement, je lève la main vers elle, paume tournée vers le ciel, tremblante.

"Je te l'ai dit, c'est ridicule... Mais est-ce que tu veux bien qu'on se touche ?"

Ce simple contact, si elle l'accepte, me permettra d'avoir la force d'absolument tout surmonter.

à proprement parler?
J'ai peur.

La phrase est ambiguë, mais le geste l'est beaucoup moins. Après une hésitation, je pose ma main dans la sienne. Sa paume est chaude... Malgré moi, ça me fait quelque chose.

Après tout ce temps, il y a encore de l'amour pour lui dans mon cœur. Mais je ne veux pas que a se voit.
Je retire alors ma main.

"A bientôt Kyan."

***

Les enfants me regardent, interrogateurs, et Kiran me demande où on va.

"Chez nous mon chéri. Nous allons chez nous retrouver votre père."

L'avion décolle direction l'Inde.